- mercredi 24 a la maison des passages avec
l'improbable a 19h30 sur le thème "pour une genéalogie de
l'apolitisme"
- jeudi 25 a l'université lyon2 avec l'UEC a
16h pour parler du role de l'idéologie dans l'histoire
- vendredi 26 dans la librairie Esprits Livre a
18h sur l'influence de Rousseau chez Hegel
- samedi 27 salles Julio Curie dans le cadre
des rencontres internationalistes a 14h pour nous parler des partis communistes
et de leur histoire
RETROUVER L'HISTOIRE POUR REALISER UNE HUMANITE
COMMUNE
Gilbert Rémond
Domenico Losurdo vient sur Lyon à l'occasion
des rencontres internationalistes organisées par la section de Vénissieux du
PCF. Philosophe communiste italien né en 1941 à Sanicandro di Bari, il enseigne
l'histoire de la philosophie à l'université d'Urbino dans laquelle il a
passé son doctorat en présentant une thèse sur Karl Rosenkranz un disciple de
Hegel. Il est directeur de l'institut des sciences philosophiques et
pédagogiques de cette université et préside la société hégélienne
internationale. Il consacre son attention à l'histoire politique de la
philosophie allemande de Kant à Marx, cadre de travail dans lequel il publiera
de nombreux ouvrages qui le conduiront à comprendre et réfléchir la
situation politique actuelle, en particulier l'histoire du communisme au cours
du siècle dernier, sa défaite et sa remise en perspective en vue des
inévitables combats à venir.
Présent pendant quatre jours, il donnera une
série de conférences qui reprendront ses thématiques privilégiées, en
particulier celles qui sont en résonance avec la pensée politique
actuelle, lui donne le ressort nécessaire, depuis les profondeurs historiques
qui la fonde, et lui permettent de démasquer les pesanteurs idéologiques
contemporaines qui l'aliène. Ce continuum tirera un fil rouge qui nous
permettra de comprendre les différentes postures adoptées face
à l'histoire, celles de ceux qui la fuit, de ceux qui se
soumettent et de ceux qui la veulent faire. Il interviendra :
•
Le
mercredi à la maison des passages avec l'improbable à 19h30 sur le thème
" pour une généalogie de l'apolitisme "
•
Le jeudi
à l'université lyon2 avec l'UEC à 16h pour parler du rôle de l'idéologie
dans l'histoire
•
Le
vendredi dans la librairie " Esprit Livre " à 18h sur
l'influence de Rousseau chez Hegel
•
Le samedi
salle Joliot Curie dans le cadre des rencontres internationalistes à 14h
pour nous parler des partis communistes et de leur histoire
Ces interventions rejoignent une préoccupation : celle qui cherche comment reprendre la
marche de l'histoire dans le sens de l'émancipation humaine après les défaites
historiques rencontrées par les forces qui en portaient l'espérance et la
volonté.
De ce point de vue, les travaux de Losurdo
nous donnent une méthodologie d'interprétation qui a pour fondement une lecture
du mouvement historique doublée d'une philosophie de l'histoire. L'arrière fond
de ses productions s'est constitué à partir d'une lecture
et d'une étude menée pendant de longues années de la philosophie
allemande, années pendant lesquelles il acquérait des clefs conceptuelles
appuyées sur un leitmotiv " le caractère central que prend la
philosophie sur le plan politique " en particulier à
l'égard de la révolution française et des expériences historico-politiques
concrètes qu'elle a entraînée.
Il nous donne ainsi " un
cadre épistémologique " pour une lecture de la réalité
fondée sur des situations historiques précises dont la flexibilité nous
permet leur réutilisation dans des situations
historiquement différentes mais comparables comme celle qui suit la fin de
l'expérience soviétique
En préalable à ce moment, Dominico Losurdo
constate que toute la première patrie du vingtième siècle a
été marquée par la tentative de repousser les tendances émancipatrices des
exclus. Qu'il s'agisse des classes laborieuses qui firent pression pour
obtenir une pleine inclusion sociale ou des mouvements des peuples coloniaux
pour arracher leurs libérations nationales. Contre eux une guerre totale a
été menée par l'impérialisme et les forces de la réaction. Une guerre qui a
conduit aux institutions totalisantes du XXe siècle qui se cachent derrière
l'euphémisme pratique de mondialisation.
Il en résultera une véritable guerre civile
menée en Europe, qui après les millions de morts de la deuxième guerre mondiale
se prolongera contre les peuples cherchant à construire par des voies
indépendantes leur autonomie et la justice sociale, avec la guerre
froide. Une guerre qui loin de s'éteindre avec la chute du mur et la
fin de l'union soviétique se prolongera par une mise au pas autoritaire actant
un recul inédit de civilisation par un retour aux formes contractuelles du
dix-neuvième siècle et une baisse sensible du niveau de vie pour des
millions d'hommes et de femmes
Dominico Losurdo nous engage à comprendre dans
ses travaux que le libéralisme, le courant politique dominant en
cette fin de siècle a toujours manifesté une attitude d'hostilité à
l'égard de la révolution française et une véritable aversion envers les
principes généraux qu'elle affirmait. Le libéralisme ignore l'individu
moderne en tant que sujet autonome de droit. C'est ce courant idéologique qui
s'opposera au socialisme et à toute autre forme de lutte d'émancipation.
Sa doctrine s'est élaborée en
Angleterre après " la Glorieuse Révolution " qui
instaura " le pouvoir politique des classes propriétaires au nom de la
liberté de la société civile et des intérêts de l'individu, en soumettant à des
limites rigoureuses le pouvoir absolu du souverain " ( l).
Elle s'élaborera en particulier sous la plume du marchant d'esclave
Locke qui affirmait le pouvoir absolu du patron sur les " hommes
marchandises" dans sa propriété, mais aussi
à l'égard des peuples coloniaux en général, et des peaux
rouges, en particulier qu'il appelait cette " écume ", théorisant la
pratique d'une guerre totale, d'un génocide assumé, allant jusqu’à la
mise en vente des "instruments humains" prélevés. Leur mise en
esclavage.
Pour Dominico Losurdo, le terme libéral naît
dans ce contexte politique. Il naît par
opposition au concept " servile " attribué aux
pratiquants de l'absolutisme monarchique. Ceux qui se réclament du libéralisme,
les libéraux, sont originairement les classes propriétaires cultivées avec des
intérêts spécifiques. Ce terme " vient d'une auto-désignation
orgueilleuse qui a en même temps une connotation politique, sociale et même
ethnique "(2). Il s'agit " d'un mouvement et d'un
parti qui tendent à faire venir à soi les personnes dotées d'une éducation
libérale et authentiquement libre, la race des
" élus " ; les bien nés ". L'idéologie
qui en résulte fonctionne selon une dialectique d'inclusion et d'exclusion. Il
y a les élus et les parias, elle appelle donc le clivage, cette donnée
lui est intrinsèque.
Le libéralisme est aujourd'hui, connu sous
l'espèce de néo-libéralisme, il procède à une gigantesque épuration de
tous les éléments de démocratie à plus forte raison ceux de démocratie sociale,
c’est-à-dire tout ce que les luttes du mouvement ouvrier, et plus
largement les luttes populaires avaient pu arracher depuis deux siècles.
Kant sera le premier à se confronter avec la
pensé libérale. Cette confrontation aura lieu entre les droits historiques
affirmés par le particularisme de cette pensée dans ses rapports à la nature
féodale et les droits universaux de l'homme affirmés par la Révolution
Française (avec le concept universel d'homme). Selon lui celle-ci a
conquis ce que le libéralisme anglais n'a pas été en mesure d'atteindre.
Dominico Losurdo va encore plus loin, pour lui " l'Angleterre qui
impose par la force ses propres privilèges dans l'économie internationale n'est
pas par hasard ce pays qui conduit la coalition féodale contre la France
révolutionnaire " (p51) elle venait de montrer son pire
visage en écrasant l'Irlande qu'elle réduisait pour longtemps en véritable
province coloniale.
Dans " auto censure et compromis
de la pensée politique de Kant " publié au PUF Dominico Losurdo
va dégager de l'écriture difficile de cet auteur ce qu'il postule être sa
pensée politique, celle qui rusant avec les rigueurs de la loi prussienne
parvient à témoigner une
grande bienveillance à l'égard des événements qui se déroulent en France et qui
s'avèrent être, selon la lecture qu'il parvient à en faire, une puissante
défense de la révolution. De fait pour lui Kant, défend la souveraineté de
" l'état " comme interprète de la volonté générale.
Il soutient son renforcement contre " la réaction enragée des
intérêts particuliers déchaînés par les vieux groupes dirigeants ".
Il défend ce pouvoir de type nouveau, qui est celui d'un état " qui
en se décidant à intervenir activement dans les rapports politico-sociaux,
transforme irréversiblement le concept de souveraineté ". Un état
" qui impose sa propre autorité civil à l'égard de l'église et de
ses prétentions mondaines à se conduire comme un corps séparé ".
" Un état surtout qui bien mieux qu'il n'était sous la
monarchie de Frédéric II, a finalement la force d'affirmer sa propre centralité
par rapport au particularisme féodal, de le faire plier, en lui imposant
également par la force, ses propres réformes, préparant ainsi le terrain pour
un ordre politique tendantiellement égalitaire " ( 3)
À partir de cette lecture Dominico Losurdo met
en évidence un couple conceptuel :
" universalisme contre particularisme ", qu'il
définit comme celui qui est " la clef de voûte de la
compréhension des processus politiques " des deux siècles
passés, qui " s'incarne dans une dialectique historique
concrète et dans les conflits politico-sociaux qui l'anime ".
Puis il s'intéresse à Hegel qui suit le cour de la révolution,
considérant qu'il s'agit d'un moment décisif du développement de la modernité
et qui en attend, une incitation au renouvellement politique et culturel de
l’Allemagne. Mais l'empire napoléonien qui succède à la toute
jeune république, va transformer en guerre de conquête ce qui au
départ participait d'une défense contre l'agression des féodaux coalisés. Hegel
sera obligé de se confronter à une " dialectique historique
nouvelle " qui le libérera de l'enthousiasme naïf initial envers
" la splendide aurore " de la révolution.
Contrairement à ce qu'il est advenu à nombres
de ses compatriotes cette dialectique lui permettra de ne pas tomber dans le
marasme romantique, ni de glisser dans le refus hypocondriaque de la sphère
politique pour lequel quelques virtuoses bien en vu de la nouvelle
génération s'étaient enfermés, se montrant " incapable de se
reconnaître dans le réel et d'en comprendre la rationalité immanente ".
Ceux-là réagissaient à la crise du mythe révolutionnaire, incapables de lire
les contradictions de la société bourgeoise. Ils se retiraient du monde dans un
repli narcissique ou dans la contemplation de leur intériorité jugée
supérieure, se tournant tapageusement vers la religion, l'art, ou l'étude de la
nature. Ils finiront dans de conservatrices et autocratiques postures.
À l'opposé de leur attitude, Hegel aura
une lecture intelligente et subtile du processus historique en cours.
Il saura comprendre que la dialectique de la révolution ne devait pas être
confondue avec les catégories du " devoir être " ou
de la " trahison des idéaux " Pour lui au contraire
il fallait savoir dégager le noyau essentiel de la révolution, y compris celui
de sa mutation bonapartiste, comprendre ce qu'il y avait de
fondamentalement progressiste, tout en sachant en percevoir les limites et les
contradictions, pour ensuite le repenser et l'actualiser dans le contexte
allemand, après avoir tirées les leçons des dégénérescences subies. Il redonna
ainsi aux idées de la révolution française " une sorte de
droit de citoyenneté " tout en sachant les greffer sur la
tradition nationale allemande et leur donner une porté alternative.
Comme nous le montre Dominico Losurdo, Hegel
se servira à cet effet de la philosophie allemande pour s'emparer de
façon originale de l’affirmation de la liberté universelle. Il y voit " la
conscience de soi" de son temps, c’est-à-dire la compréhension
conceptuelle de l’esprit du monde au niveau duquel il est parvenu....la
reconnaissance du ziet-geist, de l’irrésistible progrès historique poussé par
la marche de la liberté universelle, qui révolutionne toutes les institutions
et les habitudes désormais intimement épuisées. (4). Il opère par là une
" véritable révolution philosophique " (5) qui
pense, en le traduisant en terme philosophique ce qui se passe en France sur le
plan politique. " Hegel tire de la révolution française une grande
leçon qui à son tour sait se transformer en une éducation à la politique et à
l'action dans le monde " .
Il s'agit là d'un véritable saut qualitatif
qui nous fait entrer dans une nouvelle ère de l'histoire de la politique. Ce
travail de pensé qui s'exerce par une critique incessante de l'existant est
celui du concept produit par " le processus logique d'abstraction "
c’est-à-dire celui de l'effort mené pour élaborer une compréhension de la
réalité par des catégories universelles qui permettent de dépasser celles
acquises hier. Ces concepts permettront de " remplir de contenu
concret la forme de l'égalité implicite contenue dans le mot humanité "
Le concept universel d'homme que nous propose
Hegel n'est pas construit à partir d'une ineffable nature originaire
qui serait issue du royaume rousseauien de la bonté, ou règne en réalité
" l'immédiateté de la loi du plus fort et d’où est exclu tout
progrès, mais à partir de la conquête d'une seconde nature, construite
historiquement par des lois qui par exemple mettraient en tutelle la liberté du
travail en interdisant l'emploie des enfants, réglementeraient le temps de
travail, interdiraient toute forme d'exploitation brutale, autoriseraient
enfin la formation de corporations permettant aux travailleurs de
s'organiser collectivement. Elle ferait de l'état de nécessité face
aux besoins extrêmes un droit " face aux menaces
d'anéantissement total de sa propre personnalité par la misère qui peut côtoyer
une richesse inouïe "
Pour Dominico Losurdo, Hegel qui se distingue
nettement du libéralisme, reconnaît que la société moderne est agitée de
manière structurelle par des contradictions qui déterminent l'existence d'une
véritable " question sociale " laquelle est
intégralement politique. Elle demande un perfectionnement des institutions, ce
qui dégage des responsabilités élargies pour un état. Pour lui la
société civile, ne peut être le lieu ou se déploie la liberté des individus,
mais au contraire celui où " s'accumulent les conflits entre les
libertés individuelles et les groupes sociaux qui entrent en
conflits " par ce qu'ils ont des intérêts, des besoins et des
droits différents, qui nécessitent la médiation d'un arbitre au-dessus des
partis, d'un arbitre qui puisse contre balancer les situations d'état de
nature où les plus forts s'affirment sur les plus faibles selon une sorte de
darwinisme social.
Toujours selon lui la grandeur d'Hegel réside dans cette volonté de
" faire tenir ensemble, reconnaissance de la modernité et
contradiction qui en exige le dépassement " ou quand il
théorise le droit matériel d'un droit de vivre supérieur au droit de propriété
privée. La philosophie de l'histoire tout en légitimant la modernité, ne la
considère pas comme conclue. Elle permet de définir les limites de classes dans
lesquelles elle s'est déroulée. Elle permet d'envisager le dépassement des
particularismes en direction de l'universalisme.
L'enseignement de cette lecture hégélienne de
l'histoire servira de point d'appui pour contrer ce que d'aucun
appelleront " la mutation radicale de l’esprit du temps "
suite à la défaite de la tradition révolutionnaire qui eut lieux dans les années
quatre vingt. Cette formule était inventée et utilisées par les partisans
du compromis historique pour justifier leurs transgression et leur
transfert vers les positions politiques du libéralisme.
Au contraire d'eux, Dominico Losurdo suivra
une route opposée. Il refusera de traiter en chien crevé le communisme et s 'il
n'est pas question pour lui de nier " les erreurs, les crimes, les
désastres ou la catastrophe finale dans laquelle s'est terminé l'histoire de
l'union soviétique, il ne pense pas pour autant qu'il faille
criminaliser ou condamner une tradition de pensé et de lutte sans laquelle on
ne peut pas penser la démocratie et les sociétés occidentales dans leurs
configurations actuelles. Mieux il s'attaque à cette fuite de l'histoire, s'oppose à la colonisation des consciences
historiques qui s'ensuit, pour prôner " une capacité à
penser de manière autonome " dans la continuité de la pensé
hégélienne et de ceux qui l'on prolongé dans le matérialisme historique.
Pour lui la première tentative d'édification
d'une société socialiste a été défaite au cours des années soixante
dix à cause de pesants conditionnements externes dû au conflit avec le
monde capitaliste, combinés à des limites internes dû à de
graves insuffisances théoriques qui s'expliquent par le poids qu'ont pesé
deux guerres mondiales, l'encerclement dont l'URSS a fait l'objet et l
'atmosphère de guerre froide d'où a résulté un climat de tension
permanent. Celui-ci a produit un état d'exception tout aussi permanent
s'opposant à l'émergence des conditions favorables devant ouvrir
sur une normalité. Au contraire cela créait les conditions objectives
d'un embrigadement de la société qui a produit une sclérose générale,
responsable du vide théorique constaté plus haut, d'une véritable théologie
d'état, qui fabriquait une omniprésence totalitaire au final, totalement
impotente.
Pourtant
si les régimes nés de la vague révolutionnaire de 17 n'ont pas su se mesurer
concrètement avec cet occident qu'ils modifiaient paradoxalement en
profondeur du fait de leur existence, de nouvelles contradictions couvent sous
les cadres présents. Le processus, malgré les proclamations réitérées de fin de
l'histoire est loin d'être terminé. Une dialectique historique poursuit
inexorablement son cours. La défaite du camp socialiste n'est pas cet échec
proclamé, loin s'en faut, c'est au contraire le capitalisme
qui est historiquement condamné tant il se trouve mis dans l'incapacité de
réaliser le concept universel de l'homme.
Comme
nous le rappele Stefano Azzarà dans sa conclusion " en dehors de
l'universalité et de la raison, il n'y a pas de comunauté du concept, il n'y a
pas d'humanité commune".
(1)
Stefano G. Azzarà, L’humanité commune, Delga: p15
(2)
Ivi, p. 27.
(3) Ivi,
p. 51.
(4) Ivi,
p. 61.
(5)
D. Losurdo, Hegel e la Germania, p. 211.
Domenico
Losurdo, que nous allons accueillir le 24 octobre, nous enseigne que Hegel, dans
son ouvrage La philosophie du droit, faisait feu de tout bois contre la
pensée corporatiste et les présupposés du mode de production dominant à
l'époque, qui, selon Karl Ludwig Michelet, exhalaient « l'odeur pestilentielle
du droit féodal ». Il y dénonçait le fait qu'à cause de leur naissance, des
êtres humains puissent être placés dans des positions inférieures par rapport à
d'autres « comme s'il s'agissait d'une espèce particulière », estimant que cela
équivalait « toujours, au fond, à une dégradation de l'humanité, à une rupture
infligée à l'unité du genre ».
Pour
Domenico Losurdo, auteur de Critique de l'apolitisme (éditions Delga,
2012), Hegel instruira progressivement le concept d'universalité qui deviendra
le fil conducteur de sa philosophie de l'histoire, sachant que pour lui la
philosophie allemande classique devait être le pendant théorique de la
révolution française afin de construire une nouvelle organisation sociale. Le
concept universel d'homme avait dès lors comme objectif la reconnaissance de
droits inaliénables, droits accordés à un sujet, faisant abstraction de la
nationalité, du cens (de la richesse) ou de tout autres déterminations
concrètes. Il s'agissait d'une abstraction, premier pas vers ce qui devra, chez
Marx, définir l'essence humaine à travers la question des rapports sociaux de
production. Il s'agissait de se donner les moyens de savoir poser l'universel
avant de pouvoir retourner au particulier et au concret.
Hegel
pense alors que Paris est la capitale du monde civilisé, le centre d'où se
répandait « la musique du tocsin de l'énergie libérale ». Il était à l'époque
rejoint par de nombreux intellectuels d'outre Rhin, tel Heine qui, à titre
d'exemple, déclarait dans un de ses textes de 1828 : « Les Français sont le
peuple de la nouvelle religion (celle de la liberté), c'est dans leur langue que
sont écrits les premiers évangiles et les premiers dogmes. Paris est la nouvelle
Jérusalem ». Ce dithyrambe, gros d'ambiguïtés religieuses et empreint de
messianisme, fera long feu. Il accouchera de postures très nettement
régressives, pour ne pas dire réactionnaires, à l'instar de celles d'un
Schopenhauer, dont on connait le destin et les influences sur l'idéologie
allemande à venir, le mépris sans limite pour la politique et le mondain. Pour
autant, l'hégélianisme, contribuant très fortement à la préparation idéologique
de la révolution de 1848, jouera un rôle important dans le Vormärz
allemand, cette période historique qui va du congrès de Vienne, en 1815, à
l'échec de la révolution de 1848. Le mouvement d'opposition qui se développera
dans cette période prendra des postures nettement radicales sur la base de la
philosophie hégélienne, particulièrement parmi les jeunes qui se regrouperont
dans le mouvement « jeune Allemagne », en leur apportant une formation démocrate
révolutionnaire. Il suscitera notamment des tendances socialistes au nom d'une
catégorie centrale de sa philosophie, la Sittlichkeit, en dégageant
l'idée que l'État, sur lequel il s'attarde longtemps, puisse intervenir dans
l'économie.
En
Allemagne, ces « gueux de la plume » se recruteront parmi les professeurs
d'université et les fonctionnaires d'État. Devenant les premiers intellectuels
engagés, ils s'ouvriront aux influences des masses populaires et porteront des
projets de transformation. « La philosophie devait son pouvoir, durant cette
période, exclusivement à la faiblesse pratique de la bourgeoisie, étant donné
que les bourgeois n'étaient pas capables de donner, dans la réalité, l'assaut
contre les institutions vieillies, ils durent laisser, la direction aux
idéalistes audacieux qui le faisaient sur le terrain de la pensée. » (Karl
Marx)
Mais,
avec l'échec de la révolution de 1848 et le coup d'État de Louis Napoléon
Bonaparte qui remet au goût du jour l'expansionnisme outre Rhin, la France
redevient l'ennemie éternelle et, avec elle, « les idées de 1789, considérées
comme étrangères à l'essence authentique de la tradition allemande ». L'école
hégélienne en subira rapidement le contre-coup. Elle se verra en proie à la
crise et à la désorientation, au moment où Schelling lancera son appel à
abandonner la lutte politique et où Schopenhauer triomphera avec son éloge de
l'apolitisme, traduisant une tendance à vouloir s'élever au dessus du réel et du
donné. S'amorcera alors, à partir d’eux, le retour à une conception centrée sur
un individu désocialisé, replié sur lui même, uniquement tourné vers
l'esthétisme. Hegel dénoncera ce comportement, le qualifiant « d'hypocondrie de
l'apolitique ». Il sera l'adversaire le plus implacable de ces vaniteux qui
prétendent se situer en dehors des enjeux politiques, de ces « belles âmes »
incapables de transformer le réel et qui, face a la dureté de celui-ci, se
retirent horrifiés.
Pour
Domenico Losurdo, cette hypocondrie « est, par certains côtés, le résultat de
l'offensive des classes dominantes » qui, tirant la leçon de ce que Marx
décrivait dans le passage cité plus haut, reprenaient la bataille idéologique et
« qualifiaient de délirante l'aspiration à construire une organisation politique
et sociale différente ». Cette situation est à rapprocher de ce qu'il désignera
avec le concept d'autophobie, qu'il développe dans Fuir l'histoire ?
(éditions Delga et Le Temps des Cerises, 2007), au sujet de l'attitude des
communistes envers la révolution d'Octobre. De même qu'il arrive aux victimes de
s'approprier le point de vue de leurs oppresseurs, il y a chez les communistes,
remarque t-il, ce mouvement qui conduit à se mépriser et à se haïr, cette sorte
d'autophobie, stimulée par ceux qui n'ont pas la chance de faire partie du
peuple élu.
Pour
Domenico Losurdo, la fortune actuelle de l'apolitisme n'est pas sans rapport
avec les déceptions et les crises qui ont suivi les espoirs et les enthousiasmes
suscités par la révolution d'Octobre ; et il rapproche ce phénomène de ce qui
s'est passé en Allemagne après 1848, époque où l’on assiste au revirement des
clercs, à leur passage à la réaction et à ce corollaire : des campagnes anti
révolution française et anti lumières. Attitudes qui ne sont pas sans faire
penser à celles des anciens soixante-huitards se lançant eux aussi dans des
campagnes « anti totalitaires », dénonçant l'horreur, campagnes qui deviendront
l'occasion d'une fuite hors du domaine historique et politique pour déboucher,
media aidant, sur l'apolitisme que nous observons à ce jour dans les classes
populaires.
Gilbert Rémond
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